Je suis Mado, une femme de marin.
Il n’est pas facile de parler d’une expérience qu’on a vécue dans l’ombre de ceux et celles qui étaient sous les feux de la rampe. En fait, j’ai de la difficulté à m’approprier cette expérience parce que, quelque part, je n’y étais pas. J’étais plutôt en marge, coupée du monde, moi aussi, à ma façon. C’est comme si, pour moi, le temps s’était suspendu.
Pour la majorité des navigateurs et de leurs conjoints restés à terre, l’expérience est terminée. Pour moi, elle commence. Parce que la traversée n’était que le début d’un long périple qui éloignera mon capitaine six mois par an à compter de maintenant. Un périple qui devrait le mener jusqu’en Turquie.
Mais pour moi, l’éloignement a débuté en mai dernier lorsque Serge est parti vivre à Gaspé, sur le bateau, afin de finaliser les derniers préparatifs. D’abord, en mai, il y a eu quelques jours à Montréal où Serge courait partout pour récupérer du matériel et clore les derniers arrangements. Puis, à la fin juin, j’ai passé trois jours dans le chantier qu’était devenu Nomade II en me demandant si tout allait être prêt à temps. Et pour terminer, je suis allée à Rivière-au-Renard passer les deux derniers jours avant le départ. J’ai retrouvé un capitaine fatigué, préoccupé. Le corps y était mais la tête était ailleurs, non pas dans les nuages, mais dans l’océan, déjà à pourfendre les vagues. En plein dans les planifications, les prévisions, les bris de dernière minute qui vous aiguisent les nerfs et vous rendent « aérien », la tête en friche, impatient de partir avant l’heure.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire ou espérer, la dernière nuit ne fut pas enchanteresse. Elle fut courte, agitée, quelque peu insomniaque. L’épuisement, le stress, l’attente. De tous les beaux discours qu’on a pu se répéter en silence, de toutes les belles promesses qu’on a pu échafauder, de tous les projets qu’on se promettra de faire au retour, rien ne sort. Les mots sont économes. Les malheurs qu’on craint, on les garde pour soi.
On ne sait si c’est de la fébrilité, de l’excitation ou de la nervosité. On use le quai, on se tient disponible au cas ou… Et puis, il y a tant de monde, tant de va-et-vient, que la pudeur prend la place. On ne veut pas se donner en spectacle. On effleure l’autre d’un regard complice tandis que les mots restent pris, quelque part entre le cœur et la gorge. Et lorsque le voilier est si petit au loin qu’il se confond avec la ligne d’horizon, il y a une sorte de désespérance qui vous envahit, parce qu’il est trop tard et qu’on ne peut plus revenir en arrière. Déjà, il est en plein cœur de son rêve et le vit.
Quelqu’un vous adresse la parole mais vous n’entendez pas. Vous hochez de la tête, feignant d’être d’accord avec ce qu’il vient de dire, mais vous n’entendez que le bruit des vagues qui claquent contre la coque. Le vent, déjà, emporte les mots comme un voleur. Pour vous, pour celui ou celle qui demeure sur le quai, vous vivez un de ces jours où les citrouilles restent des citrouilles. Il n’y a pas de carrosse qui vous attend. Vous revenez à votre quotidien et tentez de lui donner un sens.
Les jours s’écoulent normalement, sauf que vous vous demandez parfois si vous avez pris la bonne décision, et votre écran d’ordinateur devient votre meilleur ami. Vous vaquez à vos occupations mais quelque chose a changé.
Cette complicité que vous aviez développée avec votre conjoint, ce petit plus qui agrémentait votre vie, s’est tout à coup modifiée sans que vous l’ayez vraiment décidé. On croit, à tort, que les doutes nous assaillent uniquement lorsque le couple ne va pas bien, mais les décisions et les projets, même s’ils sont bien assumés, génèrent leur part de stress. Ce qu’on croyait acquis peut parfois se révéler sous un autre jour. Plus personne n’est là pour vous apaiser et c’est bien souvent votre voix qui vous répond en écho. Mais il y a un aspect positif à tout cela, celui de poser des questions que les réponses ne viendront jamais endormir.
Cette traversée, je l’ai vécue de l’intérieur, en silence. Vu de l’extérieur, j’ai fait en sorte que rien, ou presque, ne paraisse. Pour les voisins, rien n’a changé sauf qu’ils me voyaient maintenant tondre la pelouse et sortir les déchets. « L’amour, ce n’est pas quelque chose, c’est quelque part » (Réjean Ducharme), et ce quelque part, je savais où il était.
Donc, vous vaquez à vos occupations et lorsque arrive enfin un petit courriel, la paix s’installe pour quelque temps. Vous marquez d’une croix sa position sur la carte et vous comptez les milles nautiques qui restent à faire. Le calendrier se noircit d’une journée en moins qui vous sépare de lui et vous partez habiter votre grand lit, seule. Pour cette fois, ce sera une nuit sans insomnie, une nuit où vous pourrez récupérer un peu. Puis, une autre journée recommence. Vous gardez vos doutes pour vous et tentez d’être gentille. Il y a tant de gens qui attendent que vous vous activiez, que vous preniez les bonnes décisions, que vous soyez là encore et toujours pour eux. Le corps y est mais la tête est ailleurs, un peu dans les nuages, mais aussi près de son épaule lorsqu’il barre le bateau. Plus qu’à 300, qu’à 107, qu’à 50 milles nautiques. Les craintes du large s’estompent à mesure qu’il s’approche de son objectif et votre fébrilité vous rend affable. Vous n’avez rien à dire, l’entourage sait en vous regardant que l’arrivée est pour bientôt. Le jour où il arrive enfin, vous débouchez une bonne bouteille et vous prenez plus qu’un verre. Après tout, c’est fête aussi pour vous. Le téléphone recommencera à sonner et vous entendrez de nouveau sa voix, comme un chant de sirène…
Pourquoi ai-je accepté cela dès le départ lorsque j’ai rencontré Serge, il y a cinq ans? J’aurais pu me sauver à toutes jambes et choisir soit de vivre seule (et ainsi me couper de grands bonheurs), soit de tenter ma chance avec quelqu’un d’autre qui ne songeait pas à partir. Mais j’ai connu des maisons où deux personnes y vivaient non ensemble, mais à côté de l’autre. Des colocataires, sans plus.
En aucun temps, il ne m’est venu à l’idée de l’éloigner de sa route. Au début, j’ai pensé que j’étais un peu insouciante, bohème, du genre à pelleter lorsqu’il y a de la neige. Puis, j’ai pensé que je pouvais m’offrir un autre destin en le suivant. Il y avait quelque chose d’exaltant à imaginer une vie sur les flots, mais aussi d’exaspérant et d’épuisant à confronter mes peurs de l’eau.
Mais après réflexion, je pense plutôt que le courage de rester vaut aussi bien celui de partir. C’est que, voyez-vous, Christian Bobin a les mots pour le dire :
«Ce que j’aime le plus dans l’amour : que ça vous fasse rentrer dans le désert de vous, dans le silence de vous, dans l’obscurité de vous. Celui qui est amoureux est comme celui qui rentre chez lui. La maison est là, sous ses yeux ».
Aujourd’hui, j’ai trouvé une maison qui est mienne. Et cette maison, je veux que Serge la retrouve, habitée, à chaque retour. Je veux qu’il ait la conviction profonde que les retours en valent la peine, que ça fait toute la différence, et qu’ainsi, notre vie en soit gratifiée.
Ô Capitaine, mon capitaine….
Où puisses-tu te trouver sur cette terre,
Une maison t’attend,
Et un cœur pour t’étreindre,
Et une épaule pour t’y reposer.
Tel est mon destin.